C’est une valse à trois temps, une danse qui jamais ne s’achève.
Une ville figée dans les splendeurs qu’a voulues seul un empereur à la longévité exceptionnelle.
Une ville ronde, à l’image de la Hoffburg, où tout proche, virevoltent encore les survivances de l’étiquette espagnole, ces chevaux blancs qui naissent gris, ces lippizzans que l’on admire sous les plafonds richement ornés d’un ancien palais.
Une ville dans laquelle on s’égare à merveille parmi les multiples parcs qui ornent ses faubourgs, une ville qui nous promène encore au rythme lent des calèches. Dans les rues pavées, bercé par le lent balancement qui serpente au gré des claquements de langue du cocher, le passé est là, qui nous étreint.
Vienne et la si ronde clef de sol … Vienne et le Kurzsalon, une entrée en rotonde, une belle salle dont les ors et les pourpres s’accordent avec un orchestre décomplexé. Déconcertant. Le chef dirige assis, d’un coup d’archet aussi précis que martial. Vienne joue de la musique, en joue et s’en réjouit. Les danseurs s’essoufflent certes quelque peu, mais les chanteurs participent à la magie de la soirée. Ils sont la musique, ils la vivent, nous la racontent, la partagent. La prima donna devient une femme jalouse, qui reproche, le temps d’un instant, au bellâtre, son partenaire à lunettes d’aviateur, le baiser qu’à une autre il a donné. Mais un duo se chante à deux, se justifie-t-il, et le voilà qui interpelle la salle : peut-on lui pardonner ? peut-il rester ? La salle, bien installée dans les convenances, répond par l’affirmative. Et seule une petite fille, la mienne, la fidèle, ma fille loyale, la solitaire peut-être mais la solidaire toujours, s’échauffe et refuse avec un non qui fracasse cette tromperie, que du haut de ses neuf ans elle n’envisage pas de pardonner. Vienne la belle, Vienne la gentille … le bellâtre le lui redemande, à elle, à elle seule, les yeux dans les yeux. Figaro est là, qui attend. Elle rougit, acquiesce enfin.
Vienne qui nous égare et parfois nous ment … un musée Freud poussiéreux, et au vide abyssal. L’entrée nous émeut, avec bien sagement suspendus les casquette et béret du grand homme. La salle d’attente contient quelques meubles, peu intéressants, abandonnés dans la précipitation de la fuite. Freud qui a choisi Londres pour résidence, Londres qui elle possède le bureau fidèlement reconstitué de l’inventeur de la psychanalyse.
Inutile également de chercher Mozart … l’insolent a certes vécu dans ce grand appartement, mais ses pas se sont envolés, et sa musique s’y est tue. Seuls grésillent les audioguides, et les soupirs d’enfants qui s’ennuient.
Vienne où reposer notre déception. Il faut pousser la porte du Café Central, le plus ancien de la ville, afin d’y admirer ses voûtes. Vienne et ses pâtisseries. Ses viennoiseries. Le faste de l’Hôtel Sacher, ses tartes si fameuses, mais aussi les simples bonbons à la violette qu’une impératrice de seize ans aimait tant.
Vienne la ronde toujours … Vienne, son Prater, sa grande roue, et les yeux qui s’écarquillent devant l’un des plus beaux panoramas de la ville.
Vienne et la musique encore, deux si pour une si triste partition. A la Hoffburg, dans ses appartements, deux anneaux nous accueillent, désormais immobiles témoins de la fuite d’une mère d’un autre siècle.
Schönbrunn, et encore Sissi. La jeune, la si belle princesse qui défie le protocole, parce qu’elle veut ses enfants auprès d’elle, et qu’on les lui enlève. Sissi qui se défait puis s’enfuit, abhorrant les ors d’un palais dans lequel un précepteur sadique, au petit matin, réveille son fils de trois ans à coups de révolver. Sissi, à qui le destin a brisé le cœur, ce coeur qu’un anarchiste transpercera si aisément sur les rives du lac de Genève.
Mais Vienne et ses peintres, encore … Vienne qui célèbre Botéro et les rondeurs de ses personnages, ou Magritte, ses pommes et ses chapeaux melons … Vienne qui nous convie, et cela ne se refuse pas, à l’Albertina, majestueux écrin pour mille perles de culture, comme au Belvédère, palais double, palais église dans lequel on vénère Klimt et ses femmes dorées, ses femmes parfaites. Et un silence, une absence hors du temps devant Le Baiser, magistral parce qu’en équilibre précaire, tout proche, si proche de la falaise.
C’est encore une valse à trois temps à laquelle vous invitent les Viennois, à minuit, le soir du Nouvel An, sur la place du dôme St-Etienne. Le décompte s’achève, et les premiers accords du Beau Danube bleu retentissent … des milliers de personnes, un verre de champagne à la main, vont alors s’élancer sur cette place millénaire, le temps d’une valse.
Une valse à trois temps …