L’inceste, ça se passe aussi ici, chez nous, dans une petite famille valaisanne, et pas seulement dans La Familia grande d’une certaine élite parisienne. Et Sarah Briguet aurait pu écrire les mêmes mots que Camille Kouchner, « souviens-toi, maman, nous étions tes enfants ».

Miss à mort, c’est l’histoire d’une enfant que la perversité de son père désarticule, c’est l’histoire d’une jeune fille que le mal assassine, c’est l’histoire d’une femme qui déambule, perdue, parmi les décombres de sa vie. Mesdames et Messieurs, bienvenue dans le royaume d’Hadès.

Le « Famille, je vous aime, famille, je vous hais » est un poncif d’André Gide, qui affirme aussi que « croire à des sentiments simples, c’est une façon simple de voir les sentiments ». Croire donc que l’on peut vivre l’horreur, lui survivre et puis la congédier avec un haussement d’épaules désinvolte, c’est croire à la toute-puissance des dieux de l’Olympe. Sans conteste, une parfaite ineptie. Et Sarah Briguet le sait, qui a vu tout un alphabet de douleur s’inscrire profondément dans sa chair sans que personne seulement ne prenne la peine de le déchiffrer.

Aujourd’hui, la fille aux yeux clairs, la fille à la vie de velours se livre sans fards dans ce témoignage qui équivaut à un feu d’artifice permanent, tant elle écorne méthodiquement la belle image d’Epinal qui environne ses débuts. Le conte de fées moderne, l’histoire merveilleuse de l’enfant du pays, issue d’une famille modeste mais modèle, qui reçoit la couronne de Miss nationale, travaille pour la télévision et sourit à tous – et donc à personne – du fond de sa lucarne, se révèle être en réalité un véritable cauchemar, une longue et irrémédiable descente aux Enfers. Celle dont on s’imaginait qu’elle « chantait les grenouilles et les princesses qui dorment au bois », pour citer Goldman, celle dont on croyait que la vie n’était que « rêves et nuages blancs », cette gamine à qui même le ciel semble ouvrir les bras voyait pourtant son innocence violée par celui qui devait la protéger de tous les affreux. Et sera tout au long de sa vie en butte à leur cohorte de frères de race, les rustres mal dégrossis, les balourds en petit marcel, les lourdingues dans leur studio d’enregistrement, les goujats en blouse de médecin, parce que la faille en elle, qui fait toute sa richesse et sa sensibilité, est immédiatement repérée par les pervers qui débusquent avec une infaillibilité qui n’honore que leur déviance les personnes pour qui dire « non » est une religion qu’elles ne pratiquent qu’avec grande difficulté.

Ne croyez pas pour autant que le récit cherche à émouvoir les chaumières, non, Sarah Briguet se livre sans fards, oui, mais avec une grande dignité. Celle qui se vêt toujours de noir, celle qui se reconnaît dans L’Aigle noir, de Barbara – et qui s’en étonne quand on sait que la chanteuse a probablement été abusée elle-même par son père -, choisit une écriture blanche pour se livrer. Une écriture documentaire qui se déroule avec une grande froideur chronologique. Sans recherche d’effets littéraires, même si le propos est organisé, avec des chapitres qui s’inscrivent en parallèle aux paroles de Barbara. Une écriture distanciée, factuelle, qui cherche à éviter le pathos même si le propos est dur, mais une écriture qui dit la fragilité, une écriture qui s’interdit l’émotion mais dont les faits qu’elle rapporte sont chargés d’une telle force émotionnelle que parfois elle la submerge. Une écriture blanche pour une narration qui se vit dans une désincarnation permanente, une voix blanche qui traduit une colère noire.

Car comment raconter l’indicible ? La question se pose déjà au siècle dernier, quand reviennent les premiers déportés, qui cherchent à témoigner de l’horreur concentrationnaire. « Se taire est interdit, parler est impossible », avouera Elie Wiesel. Ecrire relève donc du devoir moral envers les autres, il s’agit de dire l’horreur pour interdire qu’elle se répète, mais écrire c’est aussi parler à l’autre, à son double, au cadavre frère qui souffre aujourd’hui comme on a souffert autrefois, écrire c’est parler encore à son âme désenchantée pour qu’elle cesse de mourir, seule, assise sur un banc. Mais pour ce faire, on exigera d’eux comme de Sarah qu’ils respectent notre délicatesse, et c’est le plus révoltant. On les autorise à dire, peut-être, mais on ne libère pas leurs frontières. Il faut vous censurer, Monsieur Lévi, Madame Briguet, parce qu’il est impensable que vous heurtiez notre sensibilité, vous comprenez, il vous faut dire, oui, mais avec précaution, sous peine que votre discours ne soit par trop marginal et en devienne inaudible. Et puis s’il vous plaît, n’oubliez pas la résilience, l’humanité souffrante a besoin de soleil, n’est-ce pas, on ne peut pas tout raconter car les non-déportés comme les non-abusés ne peuvent s’identifier à l’horreur alors qu’ils sourient au bonheur… ainsi vont les contes de fées qu’ils régissent encore le cours de nos espoirs. Oui, il s’agit d’effleurer pour ne pas être encore plus isolé, comme s’il fallait encore et toujours s’excuser d’avoir été victime de la perversité des hommes, quel que soit le visage qu’elle choisisse de montrer.

Primo Lévi aura été l’esclave de la haine raciale des SS, Sarah Briguet l’esclave des pulsions sexuelles de son père. Le premier aura souffert du risque permanent de ne pas être cru en étant lui-même parfaitement au clair sur l’inhumanité des nazis, la seconde a vu sa famille la croire mais en même temps pardonner au père déviant et la supplier d’en faire de même, ce qui ne pouvait que la désorienter. Tous deux opposent le cri au silence qui recouvre de sa chape salvatrice les douze salopards et leur descendance. Tous deux rencontrent des difficultés à se faire entendre, et par conséquent s’interrogent sur la nature même de leur essence : qui suis-je si vous ne me voyez pas tel que je suis ? si vous ne voyez pas la noirceur des uns et les plaies des autres ?

Un autre siècle, oui, un autre destin, certainement, mais le même délabrement du corps. De l’esprit. La même honte. La même perte de la relation aux autres. De la relation à soi. La peur de rester en hiver, toujours. La même volonté de fuir la vie. On pourrait croire qu’ils sont étrangers, l’homme du XXe siècle et la femme du XXIe siècle, mais ils sont issus de la même sauvagerie. Le premier s’est vu imposer un processus de déshumanisation par le biais du système concentrationnaire – et ensuite il en parle mais on ne l’écoute pas -, la seconde s’est imposé un processus de déshumanisation par la décorporation – mais elle n’en parle pas même si parfois on l’entend crier. Il y a d’un côté un corps qu’on violente jusqu’à la mort, et de l’autre un corps qu’on violente à mort. Ils sont issus du même sang, oui, mais l’un et l’autre sont sans famille, parce qu’il n’y a que des cadavres dans leur passé, croyez-moi.

« Je n’ai jamais vraiment existé, j’ai toujours tenté de faire comme si j’existais », murmure Sarah. Cette phrase est notre honte à tous parce qu’elle signe notre aveuglement. Peut-être est-il enfin temps que nous embrassions le chagrin des victimes. Sans fards et sans artifices. Que nous acceptions leurs blessures comme nôtres, et qu’ainsi nous les libérions en partie du lourd fardeau qui est le leur. Peut-être est-il enfin temps de protéger les femmes, victimes d’abus sexuels et d’inceste, victimes de harcèlement sexuel ou moral, victimes de violence domestique, grâce à des lois qui prennent en compte la profonde inhumanité des actes subis et les champs de ruines que laissent derrière eux leurs bourreaux, protégés par des lois scandaleusement rétrogrades et permissives parce que concoctées par un patriarcat encore triomphant.

Quoi qu’il en soit, quoi qu’il advienne, sache-le, Sarah, les J’Accuse prennent un certain temps pour habiter le paysage, Zola en savait quelque chose. Mais qu’importe, n’oublie pas, respire. N’oublie pas, n’oublie jamais, tu es aussi fille de l’aurore.

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Et voici aussi l’article de L’1Dex du 4 septembre 2021 (cliquer ici)