Moi, c’est Mélissa, j’ai douze ans et j’ai besoin que tu m’aides à garder ma maman.
Pas la garder comme un bébé, non, rassure-toi, m’aider à la garder près de moi parce que sinon ça fait trop mal.
J’espère que c’est assez poli, Monsieur Christophe, ma maman dit toujours que c’est très important, la politesse, dans la vie. Mais c’est ma première lettre officielle, alors tu comprends, je ne sais pas comment il faut faire, mais je sais qu’il faut le faire. Alors j’ai pris mon courage avec les deux mains pour t’écrire. Les relations, ça compte pour beaucoup dans ce pays, j’ai entendu le dire, alors j’espère que tu deviendras ma relation.
Et puis, tu es mon chef, si c’est pas un bon début de relation, ça… oui, parce que je suis née ici, je travaille ici, moi. Mon papa est Valaisan. Ma maman, elle, est Européenne comme elle dit, née dans un pays, élevée en Allemagne, là où tout le monde a les yeux bleus, comme elle. Donc je vais à l’école à Sion, c’est pourquoi tu es un peu mon chef. J’ai été t’attendre devant ton bureau, sur la Place de la Planta, mais je ne t’ai pas vu, et puis je n’ai pas osé entrer dans ce grand bâtiment, ça impressionne trop, alors je t’écris. J’aimerai aussi que tu saches que j’ai de bonnes notes, je suis en 8H, et l’année prochaine j’irai en niveau 1, si tout va bien. J’étudie parce que maman dit qu’étudier, ça aide dans la vie.
Tu sais, j’ai regardé dans le grand dictionnaire, parce que je ne te connais pas, tu vois, même si j’ai cherché une photo de toi. Entre parenthèses, tu es vraiment très grand, je trouve, ça doit être compliqué de dormir dans un lit normal, tu dois avoir les pieds qui s’enrhument. Tu sais que ton saint, c’est le saint des voyageurs ? c’est un signe parce que moi j’aimerai beaucoup que tu aides quelqu’un qui ne veut pas voyager même si maman dit qu’on est chez soi partout quand il y a une église quelque part.
Je t’explique. Ma maman a rencontré mon papa à Genève, quand elle était en vacances chez son oncle et sa tante. Lui l’a trouvée très jolie, et elle, elle a cru tout ce qu’il disait, des fois tu te trompes c’est comme ça, et elle est venue avec lui en Valais. Ils se sont appliqués, et ils ont eu un bébé. C’est moi le bébé, enfin, avant j’étais un bébé, plus maintenant. Et donc, ils auraient dû être heureux surtout que j’imagine que j’étais vraiment sympa (des fois, faut se faire des compliments toute seule quand la vie t’en fait voir de toutes les couleurs, ça console), mais le problème, c’était la soif. C’est un gros souci, la soif. La soif, c’est la misère, je te le dis. Pas la mienne, hein, non, celle de mon papa. Et après, il parle méchant, il bouscule les chaises, mais pas moi, hein, non, mais des fois le natel de maman il volait contre elle. C’est comme dans les films, tu sais, mais dans les films on n’a pas peur pour de vrai.
Mais cette histoire, c’est quand même un film, un mauvais film, tu sais. Ma maman elle est partie pour qu’il guérisse tout seul et puis pour trouver du travail, une nouvelle maison, des trucs d’adulte, quoi. Elle a dû le faire parce que papa n’a pas voulu l’aider. Il lui a dit qu’il me garderait pendant deux mois, qu’elle aurait le temps de se retourner, et qu’ensuite, seulement, elle pourrait revenir me prendre.
Je n’étais pas contente du tout, mais alors vraiment pas du tout. Elle voulait faire mon bien pendant deux mois, pour que je ne sois pas perturbée à l’école, et patati et patata. Mais entre toi et moi, Monsieur Christophe, elle a eu tout faux. Parce que papa ne fait pas toujours les courses, oublie de faire à manger, oublie d’aller aux rendez-vous à l’école, oublie de m’acheter des trucs dont j’ai besoin, oublie de m’embrasser le soir. La soif, ça te fait dormir et oublier les autres, et moi je me suis sentie très seule. Pendant trois ans et demi. Parce qu’après les deux mois, tu penses bien qu’il n’a pas voulu me rendre à ma maman ! Il lui a menti, et elle n’a rien vu venir et mon bien s’est royalement cassé la figure. C’est fou comme les adultes sont doués pour mentir sans que personne ne s’aperçoive de rien, ils ne sont pas punis, eux, ça doit être pour ça, mais j’avoue que quand la maîtresse nous fait un discours de morale, sur le bien, le mal, et qu’il faut toujours dire la vérité, je me demande toujours pourquoi on exige plus des enfants que des adultes sur ce plan-là.
Bon, je continue l’histoire, parce que ce n’est pas encore fini. Non. Ma maman s’est retrouvée seule, alors elle a demandé de l’aide, le temps de trouver du travail. Aujourd’hui, elle s’occupe d’un vieux monsieur parce que quand on est vieux, paraît que tout est compliqué. Mais c’est pour les femmes, je crois, que c’est compliqué. Et pour les filles des femmes.
Bref, elle demande de l’aide, et on la lui donne, pas de problème. Mais c’est alors que des services nous ont embrouillé toute l’affaire parce qu’ils se sont trompés, mais alors trompés avec un T majuscule. Et ça, ça fait mal, c’est fou ce que ça fait mal. Je t’explique, il y a d’abord eu un premier service qui a dit que je suis à mon papa, et que ma maman elle ne peut pas s’occuper de moi. N’importe quoi. Il a fallu trois ans et demi pour que ces gens se rendent compte qu’en fait il ne sait pas s’occuper de moi, rapport à la soif. Donc, maintenant, depuis deux ans, je suis de retour chez ma maman, et là, crois-moi, c’est la fin de ma galère. Ce n’est plus à moi de cuisiner, elle m’aide pour les devoirs, on fait des sorties toutes les deux, on va marcher, on va à la piscine ou au bowling, et elle n’oublie jamais, elle, de m’embrasser le soir ou de préparer le petit déjeuner le matin, du pain avec un petit morceau de chocolat, et du lait pour les vieux os. C’est fou que ces services ne comprennent pas que c’est important pour un enfant d’entendre quelqu’un l’appeler mon petit lapin ou mon trésor. Ça fait que tu ne pleures plus, et quand tu ne pleures plus, tu peux bien étudier à l’école. Ça paraît tout de même assez logique, franchement…
Sauf que, tu vois, un autre service s’en est mêlé, sans communiquer avec le premier qui est enfin content de ma maman, parce que ce serait trop bête, hein, de se parler quand l’avenir d’un enfant est en jeu. Donc, le deuxième service en veut à ma maman parce qu’elle a demandé de l’aide pendant un petit moment. Et ce service lui dit que les B ne peuvent pas, que cela ne va pas, bla bla bla, tout ça sans savoir que ma maman n’a plus besoin d’aide maintenant, c’était juste pour un petit moment, parce que mon papa ne voulait rien faire pour elle. Ils sont en retard d’un train, mais ils s’en fichent, ils veulent la mettre, elle, dans leur train, pour l’expulser ! Même pas en Allemagne, là où elle a été élevée, mais en Croatie, où elle n’a jamais mis les pieds de sa vie. Alors, je me suis dit, bon, c’est pas drôle, tant pis pour les copines, désolée Mathilda, désolée, Sarah, désolée Catlin, j’adore ma vie ici, j’adore les montagnes, mais je suis ma maman, là où elle va j’irai. On se débrouillera. On est solidaire, avec un grand D. Moi je parle allemand, je parle croate, je parle français : ça va aller, et puis pour les copines il y a Insta. Mais non ! Non, non, toujours non, on me dit que je ne peux pas partir avec elle, que mon papa est Valaisan, et tout et tout. Je dois rester ici. Mais pas chez mon papa, non, les services ont enfin compris qu’il ne savait pas : on va me placer !
Et là, je me dis, tu vois, que les gens des services ont oublié qu’ils devaient rendre service au lieu de rendre ma maman très malheureuse, et moi avec. Ou alors ils ont un gros problème, type je raisonne mal, tu vois. Ma maman, elle a un travail, et puis une maison où mes amies viennent dormir le samedi soir, elle surveille mes devoirs, je suis heureuse avec elle. Elle est ma famille, ma seule famille. Mon papa, c’est la soif, sa famille, et un foyer ce n’est pas non plus une famille, on est seul dans un foyer même s’il y a beaucoup de monde. Alors, dis-moi, pourquoi ces gens veulent me priver de ma famille ? Et puis, dis-moi, j’aimerai savoir, ce n’est pas un droit, pour un enfant, de vivre avec sa famille si elle existe et qu’elle s’occupe bien de toi ? J’ai douze ans, je veux qu’on entende ma voix, elle ne compte peut-être pas pour les élections, mais là, c’est important, je dois avoir des droits, moi aussi, non ? qui va les défendre ? Moi. Parce que je suis un caractère, et voilà.
J’ai aussi oublié de te dire que j’ai un chat maintenant. Il s’appelle Titi, il est tout noir, et il me suit partout parce qu’il croit que je suis sa mère. Même les animaux se trompent. Mais il paraît qu’on va me forcer à l’abandonner, parce que dans les foyers on n’aime pas trop les chats. Donc il va être placé, lui aussi. Il va perdre sa famille, comme moi. Finalement, on est traité la même chose, lui et moi. Je trouve ça honteux.
Avec maman, on va à la cathédrale, allumer des bougies et dire une prière à la Sainte-Vierge. Pour l’espoir. C’est une maman elle aussi, même si franchement elle n’a pas eu trop de chance et qu’elle a perdu son fils et qu’on n’aimerait pas trop que l’histoire se répète. Mais le bon Dieu m’a l’air trop occupé pour réagir, alors c’est vers toi que je me tourne parce que tu aimes les familles, il paraît, même les toutes petites.
Voilà, tu sais tout maintenant, alors j’aimerai bien te rencontrer, pour que tu m’expliques la folie des services et que tu m’aides aussi. Parce que tu vois, si elle part et que je dois rester, moi, je vais mourir à l’intérieur.
S’il-te-plaît, Monsieur Christophe, tu veux bien me rencontrer ? Je te jure que ma maman ne demandera jamais plus de l’aide, jamais, et puis c’est moi qui prendrai soin d’elle, plus tard. Promis.
Je te salue cordialement (c’est aussi dans le dictionnaire) et je te souhaite une belle journée. Et puis je te redis encore que j’espère vraiment que tu me répondras vite parce que la peur dans le ventre, toute la journée, ça t’enlève la faim.