Chère Eulàlia,

Tu es partie il y a plus de quarante ans mais un deuil lointain n’effiloche pas pour autant les grands chagrins, et je te cherche encore, toi si pieuse, toi dont le cœur ne sait se taire.

Je n’oublie pas ta grande bonté. Une folle bonté, qui méprise les barbaries de la guerre. Tu ne t’es jamais reniée, je le sais. Durant trois longues années, des nonnes se terrent dans les caves voutées de ta demeure. Cloîtrées derrière une paroi factice, blotties dans les effluves d’un tonneau de vin vide, les religieuses prient en silence et sursautent à chaque coup de sonnette, craignant qu’une dénonciation n’alerte une milice connue pour sa brutalité et ses jugements sommaires. Je les imagine trembler à l’idée qu’elle vous exécute, toi et ta fille, aux abords d’un cimetière, pour avoir bravé la colère d’un peuple humilié par une Eglise des señoritos. Le petit clergé comme les bonnes de curé paient pour les évêques couturés de la misère des humbles, qui n’en peuvent plus, quant à eux, de ramper le ventre creux. En 1936 déjà, les fusils parlent avant les hommes.

Qu’est-ce que le temps, s’interroge Edward Munch, tout au plus une seconde entre deux battements de cœur. Alors si je pense à toi hier, je pense aujourd’hui aux grands-mères ukrainiennes qui pleurent les bombes puis sous l’Occupation russe cachent des soldats dans leurs caves. Je pense aux enfants de Lviv qui chantent sans leur père et aux femmes de Kharkiv qui s’inquiètent pour leur époux, dont elles espèrent chaque soir entendre la voix. Je pense à tout un peuple qui souffre du froid, de la peur et de la faim mais qui ne s’agenouille que devant le véhicule qui transporte une Vierge de Kiev pour la mettre à l’abri hors de la capitale. Je pense aussi au désespoir de ces gamins de 20 ans qu’un autocrate transforme en chair à canon, un désespoir si grand qu’il les amène à se tirer une balle dans la tête lorsqu’ils se voient blessés et abandonnés sans secours.

Quand je t’écris, je leur écris. Et je n’oublie pas, non, je n’oublie rien. Même si les nuages parfois s’amoncellent sur le toit du monde, l’homme gravit encore les plus hautes montagnes. Parce qu’il sera toujours son plus bel espoir.

Que 2023 lui offre sa force…

Béatrice Riand, écrivain