C’est le roman de l’inachevé, de mondes en suspens, de personnages à peine esquissés. De vies qui se révèlent, un peu, un brin, et en silence, dans la brisure infinie d’un passé qu’elles ne savent, encore, enterrer.
C’est un monde de frontières cruelles, qu’on devine intolérables, inadmissibles, indigestes.
C’est l’univers de l’indicible, de la guerre, de ses balafres et de ses massacres. L’univers de l’inacceptable, un pays démembré, des frères ennemis, des accents que l’on tait parce qu’ils vous tuent.
C’est le pays de l’inaudible, de l’incommunicabilité première. On ne dit rien de soi, les gens le font pour vous et les uns vous parlent des autres.
C’est une Matriochka de lettres, de mots accolés qui dévoilent dans le désordre, pour mieux nous perdre, le narrateur malade, l’herboriste qui le soigne en racontant sa rencontre avec Vesko, et le périple de ce dernier dans le dédale dangereux des nouveaux états issus du cadavre de l’ex-Yougoslavie. Sa quête du père, du père âgé, sans défense croit-on, croit-il. Ce père qui n’a rien, mais qui sait tout.
C’est un texte aux riches couleurs slaves, sur laquelle plane l’ombre de Tito. Là-bas, on fume, on y boit du thé et Véra soigne non par les herbes mais par sa seule parole. Par la parole vraie. Le geste qui sauve. Et elle qui a sauvé le père de la colère du fils, fou de cette peur qui le ronge sans retour, reçoit du premier, qui n’a rien, mais qui sait tout, le miel.
La nourriture qui apaise, qui permet au dialogue de lentement renouer les fils perdus, qui permet de renaître où qu’on soit, d’où qu’on vienne, où qu’on aille.
Et grâce à ce miracle de la vie animale, le monde retrouve son humanité.
Un premier roman. Un beau livre.
Slobodan Despot, Le Miel, NRF, Gallimard, 2013, 127 p.