Je les cherche …

Je les cherche dans la rue, du regard. Je cherche une, deux, trois silhouettes du temps passé.

Je les cherche sur le marché, sur la terrasse d’un café.

Je les cherche sans les voir, sans le pouvoir.

Et la mer vient et puis s’en va.

La première depuis trois décennies.

Eulalia, mon arrière-grand-mère aux cheveux blancs, au chignon serré, à l’élégance discrète. Mon aïeule, assise devant un vieux secrétaire, compulse de vieilles photographies et me conte sa vie, ses malheurs. Et me dit les dames en crinoline, les messieurs chapeautés, les vieux prénoms, les vieilles maisons de pierre, les chasses dans la forêt. Les frères qui s’en vont et cette douleur, cette douleur du voyage sans retour. La première guerre absurde et la seconde, la grande nausée, les cadavres frères, les cadavres gris, un monde qui se tue, qui se tait. Et puis les calèches … un jour qu’elle s’en revenait d’une promenade avec ses tantes, enfant, des bandits de grands chemins les dépouillent de leurs bijoux. Eulalia la douce, Eulalia la pieuse se mit à pleurer quand on lui arracha sa petite croix en or. Et devant ce chagrin d’enfant, le bandit revint sur ses pas, le bandit lui rendit sa croix.

Eulalia, mon arrière-grand-mère aux cheveux blancs … je la cherche quand je suis ici, ou là, et je pleure la bonté de son regard, et les prières que pour moi elle adressait au Seigneur.

Je le cherche, lui aussi, mon grand-père. Depuis dix ans déjà.

Pedro sans père qui, à 14 ans, prit en charge sa famille. Pedro le fugueur qui l’abandonna pour un ailleurs qu’il pensait meilleur, Pedro le déshérité, le magnifique. L’homme aux colères de pierre, le père de fer mais le si tendre grand-père, qui dans sa poche conservait une coupure de magazine, parce que cette fille- là ressemblait à celle de la sienne.

Pierre de feu, pierre qui roule et s’en alla, ivre de colère, parce que sa femme s’en fut elle aussi. Pleurs d’un vieil homme qui ne comprenait pas que sa compagne ne puisse revenir de la triste contrée où une méchante attaque l’avait assignée à résidence … dernière colère dans un couloir d’hôpital, et la Faucheuse le prit, alors qu’il tentait de fuir sa vie pour ne plus la vivre ainsi. Sans elle.

Je le cherche sur la terrasse de ce café dans lequel il m’emmenait, me contant lui aussi son passé, devenant le mien. Je le cherche en vain.

Et puis Marie depuis quelques mois. Ma grand-mère, la femme de Pierre, qui ne le fut pas.

Marie la bonne, Marie la belle, qui croquait la vie à pleines dents, Marie qui aime à n’en plus pouvoir. La vie, les hommes, la chair et la bonne chère…. Marie ne cuisine pas, mais embrasse si bien. Marie console, Marie vous étreint … Marie qui s’en est allée, enfin délivrée d’un corps qui la trahit depuis si longtemps … depuis dix ans au silence contrainte, et la tête se perd, et les souvenirs se dérobent. La peur, et le chagrin. Un immense chagrin, la solitude d’un destin qui s’empêtre dans des fils que ne peut démêler ce monde qui ne sait rien. La tragédie d’une existence quand seul vous comble un ourson en peluche que l’on place dans vos bras qui ne savent sur qui se refermer car l’absence est là, qui la ronge et la détruit. Image tragique, perle mortifère … c’est le sable qu’égrène une enfant qui joue sur une plage abandonnée. Mais jusqu’à la fin, l’amour, encore et toujours. Marie, la mère de la mienne, mon si grand amour aussi. Je la cherche. Je la veux.

« Et le terme de notre quête sera d’arriver là d’où nous étions partis » … je vous cherche ici pourtant, et vous n’y êtes plus. Vous n’êtes plus.

Aucun poème, fût-il de T.S. Eliot, ne me consolera des moments perdus, des paroles envolées ou dévastées. Et du regret de certains silences, de certaines absences.

Ma fille enfin, la lunaire, ma fille qui me dit que je la retrouverai, là-haut … et que nous vivrons toutes sur le même nuage. La seconde, la solaire, m’embrasse, m’embrasse encore et me sourit.

Mais certains chagrins ne meurent pas.

La mer vient puis s’en va.

Je les cherche, et je sais.

Mais un visage, un regard, une silhouette … et je les cherche, je les cherche encore.