Le Nez dans le soleil ou la tête dans le sable ? 

Dans quelles circonstances sommes-nous légitimés à démembrer un auteur, un artiste ?

Qui fixe les limites ? Quelles sont-elles ?

J’adore Le Nez dans le soleil : j’aime sa simplicité, sa force, sa sensibilité, son message, ce souffle qui le porte et m’emporte. Je vois ce grand-père illuminé, en vérité illuminé par sa propre vérité. Il existe, il s’impose et m’attache. Je le vois, je l’entends, et je pense au mien. Je pense au mien.  

Je pense au regard de mes filles, éclairé, face à ce texte interprété par Bernard Théler, au Baladin. Elles si jeunes ont su percevoir sa magie, la poésie de ses mots qui chantent la vie, qui baladent la mort le long d’un chemin parsemé de fleurs qu’un rebelle au cœur tendre transforme en allée du Paradis perdu, ardemment recréé.

Et je sais que ce pépé bougon mériterait un autre accueil, et je sais que même les enfants l’entendraient … mais non, et c’est un peu Giono qu’on assassine. 

Pierre-Isaïe Duc ce comédien si doué, si manifestement à même de donner vie à ce savoureux personnage, lui a refusé sa voix.

Au nom du nom.

Un non pour un nom. Une erreur de voix. 

Pourtant … quelle femme vomit le Chanel n° 5 ?

Coco à l’illustre trajectoire, Coco la demi-mondaine à la brillante destinée, Coco, la grande amie de Cocteau et de Marais … Coco qui clame son homophobie à tous vents, dénonçant les supposés travers des invertis, leur propension abjecte à s’attaquer à la femme … « La mort, la drogue, la laideur, le divorce, le scandale, rien n’est trop bon pour anéantir la concurrence et se venger de la femme. Les folles veulent être des femmes mais sans y arriver. » 

Les plus conservateurs fronceront leurs augustes sourcils, mais sans ressentir autre chose qu’une très vague, et très lointaine réprobation.

Mais Coco s’en va plus loin, par d’autres chemins perdus. Dans les années trente, Chanel financera Le Témoin, journal fondé par son amant de l’instant, au demeurant dessinateur de talent, et dans lequel Paul Iribe la représentera en Marianne martyrisée par de sinistres individus à l’apparence caricaturalement sémite, mais une Marianne sauvée, soulevée, écartée de cette écœurante populace par un Hitler compatissant.  

Les plus conservateurs éprouveront certes une légère irritation à l’épiderme : une simple erreur de parcours, un antisémitisme primaire, une image dévoyée … les camps, les camps n’exterminaient pas encore.

Puis Chanel pressent la guerre, avec ces « politiciens juifs de gauche » que sont les bolchevicks, ces rouges qui jetteront à terre la vieille Europe (et pilleront sa fortune personnelle). 

Les plus conservateurs frémiront : le communisme, la fin des privilèges, la mort d’un monde. Qu’importe le Juif !

Les plus libéraux d’entre eux argueront que Chanel ne manque pas de flair (ni d’honneur ?) en congédiant sans vergogne aucune ses 3’000 ouvrières : en pleine guerre, qui se souciera de ses chiffons ? Elle si riche, enterrée au Ritz, pourquoi s’embarrasserait-elle de ces petites mains, si pauvres, si sottes, si voraces, ces petites mains qui trois ans plus tôt se sont levées pour crier, puis immobilisés dans une grève, que Coco n’a jamais digérée ? 

Coco s’ennuie, entre un crabe et deux homards. Coco pleure, en gants blancs mais sans homme à son bras. Coco se cherche, le cherche… « Pour une femme, trahir n’a qu’un sens – précisément celui des sens ». Se justifie avant l’heure : « Les Allemands n’étaient pas tous des voyous. »

Les rationnels (mais à quel parti appartiennent-ils ?) démontreront que Chanel fait preuve de bon sens : son neveu disparu, la vie arrêtée, vers qui se tourner si ce n’est vers les vainqueurs ? 

Les amoureuses vous susurreront à l’oreille qu’à 57 ans il est encore temps pour une dernière valse, pour d’ultimes frémissements. Et puis « Spatz était sympa, séduisant, intelligent, toujours bien habillé et agréable », dixit la propre nièce de Coco. Qu’il soit par ailleurs un officier de haut rang dans l’armée d’occupation semble un détail accessoire pour celle qui a tant pleuré la défaite française, et son humiliation. Qu’il collabore avec la Gestapo, dénonce des Juifs voués à la déportation, rencontre Hitler … et alors ?

Il lui permettra désormais d’assumer ouvertement un antisémitisme né dans les profondeurs d’un couvent catholique. 

La froide logique lui impose de frayer avec les dignitaires nazis ,seuls habilités à l’autoriser à occuper son appartement du Ritz. Une occupation en chasse une autre, Chanel ne sacrifiera pas son confort sur l’autel de simples considérations politiques. « La France a eu ce qu’elle méritait », pense-t-elle désormais, en dérivant sur Berlin.

Pour Coco, si on aime la danse, qu’importe que Serge Lifar fréquente les officiers de la Wehrmacht ! Et si on aime la littérature, qu’importe que Cocteau côtoie Joseph Goebbels ou Hermann Göring ! Et puis, « les Allemands sont plus cultivés que les Français », s’émerveillera-t-elle. 

Et qui condamnera la faible Coco qui sait son neveu malade et emprisonné, la tragique Coco qui se compromet d’abord pour le sauver ?

Recrutée par l’Abwehr, sous le nom d’Agent F- 7124, nom de code « Westminster », Coco, maigre espionne, piètre collaboratrice. 

Chanel est le fruit d’une époque, d’une éducation, d’un égoïsme souverain, et Churchill lui-même, l’ami des jeunes années, la sauvera des comités d’épuration.

Personne n’a hué Vanessa Paradis, ou toute autre égérie des parfums Chanel. Personne n’a incendié Inès de la Fressange, Claudia Schiffer, ou Karl Lagerfeld. Personne ne crache sur le Chanel n° 5. 

Et à Noël, peut-être les plus cultivés s’offriront-ils La Porte étroite, d’André Gide … savent-ils seulement que ce grand homme s’est, quant à lui, offert de jeunes Marocains de 14 ans comme autant de prétextes à la libération des sens ?

Optons pour Sartre, se diront-ils alors. Autre grand homme, nouvelle compromission. N’a-t-il pas sacrifié l’homme au système ? N’a-t-il pas soutenu le communisme envers et contre tout, envers et contre tous, Camus comme les misérables du goulag ? 

Tournons-nous vers Céline, et son délire de persécution, le si névrosé Céline, « le si grand péril juif », Céline et son antisémitisme avoué, Céline, collaborateur déclaré.

Croyez-moi … dans chaque collège, l’on étudiera encore leurs écrits, en saluant leur génie, en excusant commodément leurs petits « travers ». C’était il y a longtemps. Une autre époque. 

Et je regrette que d’autres ne bénéficient pas de la même indulgence. Et je regrette que des enfants ne puissent connaître « ce grand-père peu ordinaire », me dit Jade, 10 ans, parce que, selon Ambre, six ans, « il a mis des couleurs dans la vie ».

« J’encombre mon œuvre », admet Oskar. 

Dépassons les clivages politiques, et cette sur-vitalité de l’homme que d’aucuns ne peuvent lui pardonner …

Qui a-t-il tué ? Avec quel ennemi de notre pays a-t-il collaboré ? Quel svastika arbore-t-il ? Quels sont ses vices, ses tares, son inhumanité ? 

Quelle gamine a-t-il violée, pour reprendre les arguments d’une radicale au soir d’un certain 6 septembre, pour justifier un tel ostracisme littéraire ?

Qui juge-t-on ainsi : l’homme, le politique ou l’écrivain ? 

Quelles sont ces autruches faussement incultes qui refusent de sortir la tête de leur sable hypocrite et bien-pensant ? dans quelle sainte poubelle enfouissent-elles la liberté de pensée, la liberté d’expression, la cohabitation politique …  l’exercice de la démocratie ?

Dans nos vertes vallées, Charlie Hebdo ne survivrait pas. 

Post Scriptum :

1.      Inutile de vous préciser que je ne suis affiliée à aucun parti politique, mais me croirez-vous ? A quoi bon le préciser, puisque mon mari est socialiste, et que les socialistes n’y croient pas, au contraire des radicaux, à l’heure actuelle si frileusement irascibles. 

2.      Inutile de vous apprendre qu’à mon sens la bipolarisation politique est néfaste, et que la multiplicité des partis permet une pluralité de points de vue, qui tous peuvent nourrir une réflexion commune.

3.      Inutile de vous signifier que ma réflexion est littéraire, et non politique, et ne porte que sur un seul objet :  si l’on rejette l’œuvre de Freysinger, pourquoi lire Gide, Cocteau ou Sartre ? pourquoi porter du Chanel n°5 ? Il me semble évident que seule la distance temporelle nous permet très confortablement de pardonner à ceux qui ne sont plus, pour mieux fustiger ceux qui aujourd’hui sont dans la lumière. 

Il me paraît certain qu’appréhender la réalité d’autrefois, dans la multiplicité de ses éclairages tant politique, historique que social et culturel, devrait nous amener aujourd’hui à faire preuve de plus d’honnêteté intellectuelle : Oskar n’a pas tué, n’a pas violé, n’a pas appelé au crime contre l’humanité. Cet homme prône une politique dure et répressive, mais ce n’est pas un criminel. On devrait pouvoir le lire et faire la part des choses. On devrait admettre que le si méchant Oskar (bou hou hou) puisse avoir une âme de poète.

4.      Inutile encore de vous affirmer qu’à l’heure de rendre publique cette réflexion je comprends et ne porte aucun jugement de quelque nature que ce soit sur les comédiens qui ont refusé de lire Frontières (Prix du Festival Rielke) ou sur Pierre-Isaïe Duc, qui ne souhaite pas interpréter Le Nez dans le soleil. Si le blocage peut être interne, en raison de l’orientation politique de ce mouvement, il faut admettre qu’il existe à l’heure actuelle une dictature sociale. Nous baignons dans un angélisme de bon ton, et ne serait-ce qu’effleurer du doigt le plus innocent un membre de l’UDC revient à nous contaminer. Et si vous l’étiez ? et si vous en étiez ? et si vous l’étiez devenu ? s’interrogera inévitablement votre entourage … nous voilà par conséquent plongés dans un effet de miroir renversant au sens premier du terme : on reproche à l’UDC une victimisation systématique, un amalgame primaire, une caricature des situations … bref, tout ce que nous mettons nous-mêmes en pratique. Admettons-le, c’est si confortable d’avoir un diable à conspuer … cela nourrit les conversations, cela nous permet de déverser notre irritation, cela nous autorise aux pire dérives. 

5.      Il faut lire Le Nez dans le soleil.