Le décor se veut bucolique.  Une bourgade tranquille blottie paresseusement dans un écrin de verdure protégé par trois collines.  Des allées fleuries, un pont en pierre qui enjambe une belle rivière, les ruines d’une abbaye du XIIe siècle, une jolie église et son conseil paroissial, un square, des habitants sans histoires.  Une carte postale : l’Angleterre profonde, l’humour en moins.

 Mais aux alentours de cet Eden se développe et prospère une pustule purulente, une immense cité, aux façades grises, aux fenêtres condamnées  :  les Champs. Le nom reste acceptable,  au contraire de ses habitants, regrettent  les bonnes âmes  de Pagford, qui souhaitent ignorer dans tous les sens du terme certaines réalités de la vie. Le chômage, la drogue, la prostitution, le viol, le manque d’hygiène, l’obscénité, les familles explosées … no pasaran !

Terrry Weedon  incarne tout ce que craignent les si pacifiques habitants de cette idyllique cité. Droguée jusqu’à la moëlle, elle entame sa troisième cure de désintoxication. Elle se prostitue, a perdu la garde de ses deux premiers enfants, et  (sur)vit avec  les deux derniers, Krystal et Robbie. Krystal, seize ans, violente et violée, suit une scolarité cahotique. Robbie, trois ans et demi, végète, entre maltraitance et coupable négligence. 

J.K. Rowling effectue froidement, chirurgicalement,  une démonstration de la lutte des classes et de l’impossibilité pour chaque individu de trouver sa place dans une société qui se rêverait ouverte et tolérante, et qui se révèle au fil des mots, au fil des pages, inconsciente de ses maux, définitivement raciste, étroite  et sans âme. En Zola contemporaine, elle dissèque le fonctionnement de chaque famille, toutes profondément et irrémédiablement dysfonctionnelles. Elle ajoute à cela une analyse au scalpel de la noirceur des individus, de la petitesse de leur mesquinerie innée, de leur égocentrisme primaire et de leurs échecs à dépasser cette condition plus animale qu’ humaine,  qui est la leur.

Pour ce faire, elle conditionne tous les éléments de son roman à cette démonstration, qui en perd dès lors toute fraîcheur, toute humanité, toute spontanéité. On regrette l’absence du vertige, du grain de sable, on déplore  l’inattendu qui ne survient pas, l’attendu qui s’impose dans une mécanique patiemment huilée.

L’intrigue est d’une grande  simplicité  : un conseiller paroissial décède brutalement, plusieurs candidats vont se présenter au portillon de cette fameuse place à prendre. L’enjeu est d’importance. Le défunt Barry Fairbrother, issu des Champs, avait fréquenté l’école de Pagford, s’était instruit, avait réussi. S’était installé à Pagford. Il militait donc pour une meilleure intégration de la communauté des Champs et pour le maintien de la clinique de désintoxication, au grand dam des petits notables, de si honorables citoyens qui ne souhaitent qu’une chose : refiler les Champs à la ville voisine, Yarvil, déjà contaminée à leurs yeux, et très vite oublier  cette racaille putride. Si  Barry croyait en Krystal, il était le seul.

Mais voilà … au sein des familles bourgeoises sommeille un serpent qui sèmera le trouble dans cette campagne pourtant dûment orchestrée. Le Fantôme de Barry Fairbrother, par le biais de messages anonymes, sèmera le trouble et la confusion dans la communauté.

C’est une vengeance, c’est la nausée qui déborde,  c’est un cri, c’est du mépris.

C’est d’abord le salaire de la peur  pour Simon et Ruth Price, qui vivent à Hilltop House, une vieille demeure qui se situe sur les hauteurs de Pagford. A l’écart, donc. Comme cette famille, qui n’entretient que très peu de rapports sociaux avec ses concitoyens. Une petite demeure, dans laquelle ses occupants peuvent en tout temps localiser chaque membre de la famille. C’est l’hiver, c’est l’enfer, et Ruth apprécie la blancheur immaculée de sa pelouse. Hélas, à cette pureté apparente fait écho la noirceur de Simon, qui maltraite verbalement et physiquement ses deux fils, Andrew et Paul,  ainsi que son épouse, avec une vulgarité qui n’a d’égale que sa brutalité.  La mère, infirmière immuablement rampante, semble incapable de suturer cette plaie. Au grand étonnement de sa famille, Simon se présente aux élections.  Andrew le premier endossera le déguisement du fantôme une première fois pour révéler ses vilains petits secrets : Simon retire sa candidature, perd son travail, toute la famille se prépare au déménagement.

Puis viendra le mépris abyssal d’un sociopathe de seize ans. En effet, à  Andrew va succéder Stuart Wall, dit Fats. Fils de Colin, proviseur ridicule au sobriquet ridicule, et de Tessa, conseillère d’orientation sans autorité et par là donc unanimement détestée. Ils souffrent d’une laideur irrémédiable, et leur fils leur fait honneur. Fats se réfugie dans son grenier, d’où il arrose la Terre entière de son mépris, entre deux joints. Cruel, il se plaît à torturer son entourage, ceci au nom du respect de l’authenticité de ses pulsions sadiques, et dans l’objectif clairement avoué de se débarrasser de notions aussi pesantes que le bien ou le mal. Enfant adopté, il se rêve issu de la très aristocratique boue des Champs, et baise Krystal sur la tombe de Barry, autant pour assouvir ses pulsions qu’une très sociologique curiosité.  Il professe par ailleurs le mépris le plus absolu à l’égard de son père, dit le Pigeon, affligé de tocs qui  torturent et  laminent de l’intérieur cet homme au physique déjà naturellement déglingué. Lorsque ce dernier pose sa candidature au conseil, afin de poursuivre dans la voie qu’avait tracée son ami Barry, Fats devient à son tour le Fantôme de Barry Fairbrother, et dénonce  ce père qu’il exècre.

Enfin se manifestera  la révolte d’une fille ignorée,  au martyre ignoré. C’est au Vieux Presbytère que vivent Vikram et Parminder Jawanda, et leurs trois enfants. Il est chirurgien cardiaque, elle est médecin. Ils sont adeptes d’une secte étrange aux yeux du tout Pagford. Et leur couple est étrange : elle est quelconque, il est très beau. Un mariage arrangé, dans le respect des traditions sikhes. On pardonne au bel homme sa peau sombre, son intelligence, son aisance. Et on le fera payer à sa femme, qui ose de surcroît manifester ouvertement  son soutien aux Champs et à la clinique de désintoxication.  Deux enfants magnifiques, qui réussissent, et un mystère, encore : Sukhvinder. Une enfant silencieuse, timide, maltraitée par ses camarades de classe, torturée par Fats, qui la harcèle et la raille sans cesse. En digne fille de médecins, c’est en se tailladant les veines qu’elle cherche à juguler sa douleur, tout en narguant ses parents, qui ne se doutent de rien, puisqu’elle n’existe pas. Ils ne la voient pas. Son père l’ignore distraitement, sa mère déverse sa rancœur sur ce doux pinson aphone, vivante illustration de toutes ses frustrations. Mais elle, Sukhvinder, ils ne la voient pas. Ils ne voient que ses échecs, ils n’entendent que ses silences. Parminder se déchaînera une fois de trop, et Sukhvinder dévoilera son grand secret. Ils ne la voyaient pas, elle a tout vu.

L’ultime explosion sera celle de la compromission, issue de la peur d’Andrew, qui  offre ainsi une vengeance au père qu’il a lui-même humilié. La cible est d’importance. Un premier choix. Howard et Shirley Mollison résident dans un complexe résidentiel des années 30. Une petite maison, avec de petites pièces bien encombrées de bibelots inutiles, à l’image de ses habitants.  L’angélique Shirley aime Howard depuis des dizaines d’années : il est son mari, et surtout, en tant que président du Conseil paroissial, le premier citoyen de la ville. Et le principal opposant aux Champs. Parents d’une lesbienne qu’ils ignorent totalement, ils adorent leur fils Miles, qu’ils souhaitent voir succéder à Barry Fairbrother. Hélas, Howard folâtre avec Maureen, son associée au profil de rapace, aussi émaciée qu’il est obèse. Le Fantôme, en dévoilant cette infamie, poussera au meurtre une Shirley, stoppée in extremis par une providentielle crise cardiaque. Howard, diminué, puni par la divine Providence pour ses péchés, réels ou supposés, verra son fils élu, même cocufié par un gamin de seize ans.

C’est le roman de la noirceur, des mots de terre brûlée. Il n’y a rien, rien pour insuffler  l’espoir. Les couples au mieux se supportent, au pire se méprisent ou se haïssent. Les familles ne le sont que de nom, et n’y règnent que les insultes, la violence, la négligence ou l’indifférence. Les amitiés relèvent de la servilité ou de l’opportunisme le plus outrancier, ou dissimulent d’autres sentiments, difficilement avouables. De fait, les petits bourgeois de Pagford n’ont rien à apprendre des Champs dans le domaine de la souillure :   ils sont tout aussi gris, tout aussi mortifères. Ils sont frères. Ils sont  malades, les uns souffrent d’obésité morbide, les autres sont des toxicomanes … tous coûtent très  cher à la société, qu’ils gangrènent inexorablement .

Quant aux partisans des Champs, leur motivation semble peu sincère : plus que de la compassion, plus qu’un intérêt et un souci sincères, on ne détecte chez eux, à l’exception d’une assistante sociale débordée et mal inspirée, que l’ambition de l’emporter sur l’autre camp.

C’est le roman de l’individualisme, de l’égocentrisme, de l’égoïsme, de l’ethnocentrisme  … c’est le roman qui voit Robbie, assoiffé,  assis seul sur un banc face à la rivière, pendant que sa sœur tente de le sauver en couchant avec Fats, dans  l’espoir de concevoir un enfant, et donc d’obtenir des subsides pour fuir enfin l’enfer familial. C’est le parcours de cet enfant de moins de quatre ans, de cet enfant en danger,  à qui personne ne répond, que personne ne sauve, qui s’en va seul vers son destin, alors que son chemin croise celui de Shirley, de Gavin, de Samantha, de tous ces adultes qui se détournent face à ce gosse souffreteux, dépenaillé, sale …  personne n’a le temps, tout le monde est préoccupé, ou inquiet …  personne ne s’inquiète, personne ne s’arrête, personne ne l’arrête, et sa si courte vie prendra fin dans les remous de la paisible rivière. 

J.K. Rowling a perdu sa baguette magique, en même temps que ses illusions. Le Bien ne l’emporte plus sur le Mal. La fortune vous dessille les yeux, et  peut-être vous noie le regard …

Cela aurait pu être le roman de l’espoir, avec Krystal, qui revit dans le regard de Barry, qui s’investit dans cette relation socio-paternelle, qui avec force injures soutient sa mère comme elle peut. Une petite  Krystal qui a autrefois sauvé un enfant de Pagford, mais qui perd pied parce qu’elle n’a que seize ans, une fragilité de verre reconstitué et plus aucun appui, et qui échoue à sauver son frère, se brise encore, et  met fin à cette absurde et brutale mascarade qu’est sa vie.

On vous ment, lecteurs … il ne s’agit pas d’une comédie de mœurs ou d’une tragédie teintée d’humour noir. Il n’y a que du désespoir là-bas …  pas d’amour, peu de respect, aucune affection, aucune rédemption possible. Seules quelques lucioles éparses, mais qui ne vivront que l’espace d’un sombre et court instant.  Le livre se ferme sur la cérémonie d’enterrement de ces deux enfants perdus des Champs, cercueil rose et cercueil blanc, et sur leur mère, le dernier cadavre,  qui remonte la travée, alors que la foule rassemblée détourne les yeux.

Sept parties, 680 pages pour une saison en enfer … si vous vous y plongez, si vous plongez, embrassez d’abord  vos enfants. Durant quelques jours, peut-être, vous éviterez les jurons, ou l’alcool,  et  vous observerez vos voisins avec un regard calciné.