Les bambins de notre auguste vallée utilisent un manuel pour l’apprentissage de la lecture : Bien lire, aimer lire , qui date de 1960, c’est le hic (vous comprendrez vite) mais réédité tel quel en 2008, c’est le choc.
Je passe sur les âneries du type Julia a lavé le chiot, le chat a ri. Je ne m’attarde pas sur l’idiotie du lien induit par la virgule, ni sur le fait que personnellement je n’ai jamais eu le grand honneur de rencontrer un chat qui se bidonne. Ni un chien … parce que plus loin, ils n’ont peur de rien vous dis-je, un chiot a vu le rat, il a ri lui aussi. N’oublions pas la tortue, la pauvre innocente, la tortue a ri, la tortue n’a pas mal. Allez, je tais encore les formulations hasardeuses et totalement ineptes, du genre Julie a lu zéro mot. J’avoue cependant mon inquiétude quant aux aptitudes humaines, voire surhumaines des bestioles qui hantent ce livre : le cheval galope ; il va à la gare ; il se dépêche : la locomotive est déjà là. Si seulement mon chien me réveillait tous les matins à l’heure, une tasse de café à la patte … tout se perd.
Mais cet ouvrage, commandé par le DECS à l’usage de notre progéniture, ne s’en tient pas là en matière de stupidité assumée. Il y a la page 98 : belle page, grand moment. L’enfant qui apprend à lire, donc, doit déchiffrer une liste d’ordres, avec cette consigne en petits caractères : à lire et à faire. Jusque là … on y croit. Mais voici ce qui lui est demandé : Tire la porte. Marche sur le sol (pourquoi en effet ne pas essayer le plafond, n’est-ce pas ?). Cache le pot. Assis (Médor ?) ! Apporte la clé. Avale ta salive (et pas celle des autres, vilaine). Lis le numéro.
Je m’interroge encore sur l’utilité de la violence mentionnée dans certains passages : Papa a tapé la tortue, la petite chatte puis le petit chat. Mais admettons-le, la bienséance a été respectée : les femmes d’abord. Jadis la galanterie n’était pas un vain mot.
Ne parlons pas non plus du traitement réservé aux vilains garnements : il a démoli ma jolie boîte de carton ; on l’a mis dans le coin noir ; il ne sortira pas avant le soir. En 1960, le Bureau de la protection de l’enfance devait être, comme notre apprenti lecteur, à ses balbutiements.
Je ne relève pas non plus la quantité de phrases dont, si le sujet est féminin, l’action est négative. La femme est maladroite ou distraite, tout le monde le sait : Aline a sali le mur, Eva a cassé ta pile, Mélanie a cassé une corde de sa guitare, Marie a égaré le dé de Sabine. Bla bla bla.
Par contre … par contre, permettez-moi, fin 2011, de m’insurger face aux préjugés qu’en même temps que la lecture de ces textes on contraint mes filles à ingurgiter. Marc ôte la nappe sale ; Aline la lave. Pendant que Nicole tape sur la casserole, Marc ira à l’école. Pendant que Marion a mis une pomme sur la planche (ah la belle et bonne tarte qu’elle va nous préparer !), il porte une montre étanche. Remarquons, une fois, une seule, Alain a fait le pain.
La femme est futile, on vous le dit, on vous l’assène à de multiples reprises, de crainte certainement que ce détail essentiel ne vous échappe : la femme n’est qu’apparences (brrr, les Pères de l’église nous l’enseignaient déjà il y a quelques siècles) : Marie porte un pull à la mode, Caroline a un sac, Blandine a mis ses gants blancs, ma tante est une dame très élégante, Arièle a mis un joli ruban, ma sœur fait un régime, Lucie doit aussi acheter cinq bracelets. Papa, lui, et bien papa a une moto, il la répare. Et d’ailleurs, une gamine regarde ta moto, mais de loin. De peur de se salir.
Elle n’a pas le temps, vous comprenez.
Parce qu’en 1960, les hommes ignoraient encore qu’ils ne souffraient d’aucun handicap particulier sur le plan physique leur interdisant d’effectuer certaines tâches ménagères. La femme, c’est ce que lisent nos enfants en 2011, se charge de tout.
Elle fait les courses : Marie fera le marché, Maman m’achète du lait frais à la laiterie, Lucie va à l’épicerie. Le seul homme qui se rend dans un magasin, dans ce livre, le fait par amour et non par devoir : il achètera le journal de Maman. Ne tuons pas le romantisme.
La femme s’occupe seule de ses enfants, sauf catastrophe majeure, avec enfant blessé à l’hôpital, et voilà le papa qui refait surface, et qui parle au docteur (mais où sont les femmes ? les infirmières ?). Donc maman promène son bébé, maman va m’acheter des cahiers. Si l’enfant ne travaille pas bien à l’école, maman n’est pas contente. Quand je tousse, maman me donne une potion pour me calmer. Cela ne doit pas être trop compliqué, elle peut le faire, elle sait lire.
La femme s’occupe du linge (tu as arraché ton bouton, demande à maman de le recoudre), mais signalons un bel effort : Marc tend une corde dans le jardin pour étendre la lessive (passons sur l’aspect bricolage, et espérons qu’il s’occupera aussi du linge).
La femme de 1960 fait de la couture (maman va coudre des anneaux au rideau jaune de ma chambre, maman me fait une jolie robe à rayures rouges et blanches), du tricot (ma tante tricote un pull, maman m’a tricoté un maillot pareil que le tien, marraine achète de la laine pour me faire des gants), de la broderie (maman brode un drap) et l’âge et la fatigue venant, elle se relâche méchamment (ma grand-mère écoute la radio).
Papa, lui, bricole à la cave, pendant que maman prépare une quantité de paquets pour partir à la montagne. Gageons qu’il portera les bagages dans la voiture …
Cette ségrégation subsiste dans les jeux des enfants : Laeticia a une collection de poupées en porcelaine, la gentille petite fille habille et débarbouille sa poupée Camille. Les garçons, eux, construisent des maquettes.
Sans rire, toutes, absolument toutes les professions mentionnées dans cet ouvrage, que dévorent quotidiennement des centaines d’élèves valaisans ainsi subtilement conditionnés, le sont au masculin. Il y a un matelot, un radiologue, deux docteurs, deux maîtres d’école, un militaire, un professeur, un aviateur, un fleuriste, un parachutiste, un danseur, un lutteur, un coureur, un conducteur, un facteur, un maçon, un jardinier, un mécanicien, un pharmacien, un chirurgien et un paysan.
Trois phrases seulement pour atténuer les préjugés : Dani a lavé la nappe, puis il a séché la nappe. Marc a déchiré sa culotte, il la lave ; il la repassera. Pour les dames, bel effort : ma tante plante un clou dans le mur. Mais comment vous dire … après avoir lu tout l’ouvrage, et bien on n’y croit pas.
Dire que cet ouvrage souffre d’une obsolescence certaine serait peu dire … constater que l’Etat du Valais, parmi cinquante chefs de service, ne compte aucune femme dans ses rangs, paraît logique.